VII
LE SECRET

Isolés ou en groupe, l’air agressif ou au contraire hagards comme sur le point de s’écrouler, les survivants de l’équipage de Neale se tramèrent sur la plage salvatrice. Le temps de l’atteindre, elle était cernée par un cordon de soldats en armes.

Mais le pire ou presque, c’était ce silence absolu. Les marins hébétés gisaient sur le sable mouillé, mais ne regardaient pas ceux qui allaient les capturer : ils avaient les yeux rivés sur l’eau qui bouillonnait encore à l’endroit où s’était perdu leur bâtiment. D’autres erraient dans les rouleaux, essayaient de repérer des épaves et de retrouver des survivants au milieu des cadavres tandis que les mouettes criaient au-dessus de leurs têtes.

Plus haut sur la plage, quelques femmes portaient secours à d’autres survivants, une poignée de marins, de l’équipage qui armait l’une des chaloupes de débarquement coulées par le Styx avant sa perte. Curieuses, elles regardaient la masse grandissante des marins britanniques. Mais on voyait bien, même de loin, la haine qu’elles affichaient à leur égard et que les soldats alignés ne suffisaient pas à cacher.

Bolitho vit des embarcations qui quittaient la rive, sans doute des pêcheurs que des officiers houspillaient pour les envoyer à la recherche de survivants, ennemis ou amis.

Neale émit un grognement et essaya de se mettre debout :

— Combien ?

— Une centaine, peut-être un peu plus, répondit Allday. On peut pas savoir.

Neale retomba et resta sur le dos à fixer le ciel bleu, l’air hagard.

— Ça ne fait même pas la moitié, mon Dieu !

Browne, qui avait réussi on ne sait comment à sauver sa coiffure pendant la traversée jusqu’à la plage, demanda :

— Et maintenant, que va-t-il se passer ? Je ne suis pas accoutumé à ce genre de situation.

Bolitho renversa la tête en arrière pour laisser le soleil apaiser les douleurs que lui causaient ses yeux et son crâne. Prisonniers. Quelque part sur les côtes ennemies. Et tout cela à cause de sa folie.

Il donna un ordre bref :

— Allez voir les autres. Faites-les se rassembler.

Il aperçut le chirurgien du Styx, agenouillé près d’un marin couché les bras en croix. Grâce au ciel, il avait survécu. Quelques-uns des hommes allaient avoir grand besoin de lui.

Les trois aspirants étaient tous sains et saufs, de même que le troisième lieutenant, à demi inconscient et qui délirait, un bras fracassé. Bundy, le maître pilote, un ou deux fusiliers, alors que presque tous ceux qui se trouvaient sur la dunette avaient été écrasés par la chute du mât d’artimon. Comme avait dit Neale, près de la moitié. Et tout cela, en un clin d’œil.

Bolitho s’abrita les yeux et inspecta la mer. La brume semblait plus dense, on ne voyait pas trace d’un seul vaisseau de guerre français. En revanche, les embarcations de la flottille de débarquement étaient rassemblées dans un ordre à peu près convenable et allaient sans doute bientôt partir de là. Cette fois-ci, ils auraient une escorte à proximité et se méfieraient davantage d’une attaque surprise.

— Ils arrivent, amiral, murmura Allday.

Le cordon de troupe placé en haut de la plage s’était scindé, et trois officiers français avec une petite escorte s’avançaient d’un pas décidé vers les groupes de marins éparpillés çà et là.

Il reconnut l’uniforme du premier pour être celui d’un capitaine d’artillerie. Probablement l’un de ceux qui armaient les batteries côtières.

Le capitaine s’approcha des trois aspirants et les observa froidement. Bolitho leur ordonna :

— Remettez-lui vos armes et le sabre du troisième lieutenant.

Allday jeta rageusement son coutelas qui vint se planter dans le sable et dit d’une voix féroce :

— J’aurais préféré le lui planter dans le ventre.

Browne dégrafa son sabre et se pencha pour ôter le sien à Neale.

Pour la première fois depuis qu’ils avaient embarqué dans le canot, Neale sembla retrouver un peu de son énergie bien connue et reprendre courage. Il tenta de se mettre debout, de sortir son sabre du fourreau, tandis que tout autour de lui les soldats levaient pistolets et mousquets, inquiets de voir soudain Neale se réveiller.

Mais il se mit à crier d’une voix éraillée, à peine reconnaissable :

— A moi, les gars ! Regroupez-vous ! A repousser l’abordage !

Bolitho vit le capitaine français prendre vivement le pistolet accroché à sa hanche. Il s’avança lentement pour s’interposer entre lui et Neale qui délirait complètement.

— S’il vous plaît, mon capitaine ! Il n’a plus sa tête !

Les yeux du Français passèrent rapidement de Neale à Bolitho, de la terrible blessure à la tête du jeune capitaine aux épaulettes de Bolitho.

Il régnait un silence de mort. Neale était toujours debout, vacillant, les yeux fixés intensément sur ses hommes qui, de leur côté, l’observaient avec un mélange d’embarras et de pitié.

L’atmosphère était tendue. Les soldats français, plus habitués à une vie monotone de garnison qu’à voir soudainement un vaisseau ennemi couler en quelques minutes et dégorger son équipage sur une plage où il ne se passait jamais rien, flairaient la menace partout. Un seul geste mal interprété, et ils allaient faire feu de tous leurs mousquets, transformer la plage en bain de sang.

Bolitho tourna le dos au Français qui tenait toujours son pistolet. Il sentait la sueur dégouliner le long de sa peau, s’attendant au bruit de la détonation, au choc de la balle contre sa colonne vertébrale.

Il détacha tout doucement les doigts de Neale de son sabre.

— Calmez-vous, je suis là, Allday aussi.

Neale relâcha sa prise, et son bras retomba.

— Désolé.

Il se laissait submerger par la souffrance ; Bolitho vit le chirurgien qui arrivait du fond de la plage et se hâtait vers eux. Neale ajouta d’une voix brisée :

— Je l’aimais bien, ce foutu bateau.

Et il s’évanouit.

Bolitho se détourna, tendit le sabre au soldat le plus proche. Il vit que l’officier regardait fixement le sien et le dégrafa, s’arrêtant seulement pour sentir une dernière fois la douceur de cette arme usée qui allait lui être enlevée. Quelle fin honteuse ! songea-t-il amèrement… Dans quelques mois, elle allait avoir cent ans.

Le capitaine français examina attentivement le sabre puis le prit sous son bras.

Allday murmura :

— Je le récupérerai, d’une manière ou d’une autre, vous verrez !

Des renforts étaient arrivés en haut de la plage avec des chariots. On y chargea les blessés sans ménagement, Bolitho vit que l’on dormait l’ordre au chirurgien de s’en occuper.

Il aurait voulu dire un mot aux files d’hommes épuisés qui commençaient à perdre leur personnalité et qui, tel un troupeau de moutons, obéissaient passivement aux ordres brutaux qu’on leur donnait sous la menace des baïonnettes.

Peut-être était-ce cela qui avait fait sortir Neale de sa torpeur, ce à quoi ils étaient tous préparés, ces derniers moments avant la victoire ou la défaite.

Bolitho jeta un coup d’œil aux civils qui suivaient les officiers français le long d’une route étroite. C’étaient surtout des femmes portant du pain ou du linge propre surprises au milieu de leurs occupations par l’irruption inattendue de la guerre.

Il aperçut une jeune fille aux cheveux noirs, les mains crispées sur son tablier, qui regardait les marins passer devant elle. Elle leva les yeux et le dévisagea intensément, sans ciller mais sans rien manifester non plus. Peut-être avait-elle perdu quelqu’un à la guerre et voulait-elle voir à quoi ressemblaient leurs ennemis ?

Plus loin sur la route, un homme se fraya un chemin à travers la foule et essaya de prendre un marin par l’épaule. Un soldat le repoussa d’un geste menaçant et l’homme disparut dans la cohue. Qui est-ce ? se demanda Bolitho. Un homme un peu dérangé par le combat ? Bizarrement, le marin n’avait même pas remarqué qu’on l’agressait et continua à marcher d’un pas lourd derrière ses camarades.

— Ils nous ont préparé une voiture, amiral, lui murmura Browne.

On allait les séparer définitivement. Un lieutenant de vaisseau français avait fait son apparition et remplissait fébrilement une liste avec les noms des prisonniers, désignant du doigt aux soldats ceux qui devaient rejoindre tel ou tel groupe.

Les aspirants se comportaient comme des anciens, songea Bolitho. Le jeune Kilburne réussit même à lui adresser un sourire et à le saluer d’un geste comme on le faisait partir sur la route avec ses deux compagnons et une poignée d’officiers mariniers.

Le capitaine d’artillerie commençait à se détendre un peu : ce qui pouvait arriver désormais n’était plus de sa responsabilité. Il leur montra leur voiture, un véhicule fatigué dont la peinture s’écaillait. Bolitho jugea qu’elle avait dû appartenir à un aristocrate mort entretemps.

Allday prit un air menaçant lorsqu’une baïonnette tenta de lui barrer le chemin, mais l’officier de marine fit un signe de tête et le laissa monter dans la voiture.

On claqua la portière et Bolitho eut tout loisir d’examiner ses compagnons : Browne, les lèvres serrées, essayait désespérément de s’adapter à cette situation nouvelle pour lui ; Neale, la tête bandée dans un pansement sommaire ; et, affalé près de lui, seul autre officier survivant du Styx, le troisième lieutenant, inconscient.

Allday lui dit sur un ton assez mauvais :

— Pas besoin de se demander pourquoi ils m’ont laissé monter, amiral. On a toujours besoin d’un pauvre mathurin pour trimballer ses petites affaires !

C’était une pauvre plaisanterie, mais elle fit à Bolitho l’effet d’un trésor. Il prit le poignet d’Allday et le serra très fort.

Allday hocha la tête :

— Y a pas besoin de parler, amiral. Vous et moi, on est pareils, on garde tout pour nous.

Comme la voiture s’ébranlait, il essaya de voir ce qui se passait à travers la vitre sale.

— Mais quand ça sortira, ces salauds-là n’ont qu’à bien se tenir, c’est moi qui vous le dis !

Browne s’était enfoncé dans la banquette de cuir craquelé, les yeux fermés. Neale était blanc, livide à faire peur, et le lieutenant de vaisseau, dont le bandage laissait déjà suinter du sang, en plus mauvais état encore. Il se sentit pris de panique, sentiment qu’il n’avait jamais connu jusqu’ici. Et à supposer qu’il fût séparé de Bolitho et d’Allday, que se passerait-il ? Dans un pays inconnu, alors qu’on l’avait probablement déjà déclaré mort… Il se secoua et ouvrit les yeux. Il s’entendit dire :

— Je pensais à voix haute, amiral.

Bolitho le dévisagea, inquiet à la pensée qu’un autre de ses compagnons était en tram de lâcher prise.

— Qu’y a-t-il ?

— Tout s’est passé comme si nous étions attendus, amiral – il vit Bolitho devenir soudain attentif. Comme s’ils avaient su depuis le début ce que nous faisions.

Bolitho détourna les yeux pour regarder les modestes demeures, les poulets qui picoraient au bord de la route.

Voilà, c’était le chaînon manquant, et Browne avait mis le doigt dessus.

 

Le trajet dans cette voiture qui se balançait et se déjetait fut un véritable enfer. La route était creusée de profondes ornières. A chacun des chocs, Neale ou Algar, le troisième lieutenant, laissaient échapper des gémissements de douleur, tandis que Bolitho et les autres essayaient comme ils pouvaient de les protéger.

Il n’eût servi à rien d’essayer de faire arrêter la voiture ou même de demander à l’escorte de ralentir. S’il essayait d’attirer l’attention du cocher, un dragon arrivait au galop pour venir à hauteur de la portière et, à grands moulinets de sabre, lui intimait l’ordre de s’éloigner de la fenêtre.

Ce n’est que lorsque la voiture s’arrêta pour changer les chevaux qu’ils connurent un peu de répit. Le bras du lieutenant de vaisseau Algar saignait de manière inquiétante, en dépit de ses pansements, mais Neale avait heureusement sombré dans l’inconscience et ne ressentait plus rien.

Puis, dans un claquement de fouet, la voiture reprit la route.

Bolitho jeta un rapide coup d’œil à la petite auberge, d’où quelques fermiers examinaient avec curiosité la voiture et son escorte de dragons.

Bolitho essayait de réfléchir, de peser le pour et le contre dans la théorie de Browne, selon laquelle les Français étaient au courant de leurs mouvements. Les soubresauts de la voiture lui donnaient des maux de tête, son désespoir augmentait à chaque tour de roue. Ils s’éloignaient de la mer et se dirigeaient vers le nord-est, dans la mesure où il pouvait en juger. Il sentait les arômes puissants de la campagne, la terre, les animaux. Il songea que cela ressemblait tout à fait à la Cornouailles.

Il se sentait comme pris au piège, incapable de déterminer le parti à prendre. Il avait mis fin aux espoirs de Beauchamp, il avait perdu Belinda. Des hommes étaient morts à cause de ses plans, à cause de la confiance qu’ils avaient mise en lui. Il regardait dans le vague par la fenêtre, ses yeux le piquaient. Il avait même perdu son vieux sabre de famille.

Browne vint le déranger dans ses pensées.

— J’ai aperçu une borne sur le bord de la route, amiral. Je suis presque certain que nous nous dirigeons vers Nantes.

Bolitho acquiesça : oui, à l’estime, c’était plausible.

La voiture ralentit un peu plus loin, et Bolitho remarqua :

— Ils ont dû recevoir des ordres pour arriver là où nous sommes avant le crépuscule.

— Vivants, j’espère !

Allday essuya le visage du lieutenant de vaisseau avec un linge mouillé.

— Mais qu’est-ce que je donnerais pas pour un bon gorgeron !

Browne demanda, un peu hésitant :

— Qu’allons-nous devenir, amiral ?

Bolitho baissa la voix :

— Le capitaine de vaisseau Neale sera certainement échangé contre un prisonnier français de grade équivalent, dès qu’il sera suffisamment valide pour être transportable.

Il se tourna vers Neale. Sa figure, d’ordinaire si rose de connaître le vent ou le soleil, était pâle comme un linge. Même avec les meilleurs soins, il ne serait peut-être plus jamais le même. Il ajouta :

— Je souhaite que vous acceptiez toute offre d’échange qui vous serait faite par les Français, Oliver.

— Non, amiral, s’exclama Browne, je ne peux pas vous abandonner !… Mais que dites-vous là ?

— Votre fidélité me fait chaud au cœur, répondit Bolitho en détournant les yeux, mais j’insiste. Rester ici n’a pas de sens si l’on vous donne une chance.

Allday demanda d’un ton rogue :

— Croyez-vous qu’ils vont vous garder ici, amiral ?

— Je ne sais trop, répondit Bolitho en haussant les épaules. On ne fait pas beaucoup d’amiraux prisonniers – il avait du mal à dissimuler son amertume. Enfin, nous verrons bien.

Allday croisa ses gros bras.

— Je reste avec vous, amiral, point final.

La voiture s’arrêta encore une fois, deux dragons se placèrent de chaque côté tandis que le reste de l’escorte mettait pied à terre.

Une tête apparut à la portière du côté de Bolitho. C’était le lieutenant de vaisseau français, son manteau bleu tout couvert de poussière après la rude course qu’il venait de faire dans la campagne.

Il salua et commença dans un anglais hésitant :

— Nous n’en avons plus pour longtemps, monsieur*[1] – il jeta un coup d’œil aux deux silhouettes pansées. Un médecin nous attendra.

— A Nantes ?

Bolitho ne s’attendait pas à une réponse de l’officier, mais l’autre eut un sourire amusé :

— Vous connaissez la France, monsieur * – il lui passa deux bouteilles de vin par la fenêtre. C’est ce que j’ai trouvé de mieux.

Il le salua de nouveau et alla rejoindre ses collègues.

Bolitho se retourna, mais resta muet en voyant la tête de Browne.

— Regardez, amiral !

Des arbres épars bordaient la route, il y avait également quelques demeures non loin de là. Mais surtout se dressait une tour construite depuis peu au pied de laquelle travaillaient encore quelques maçons qui taillaient des pierres dorées.

Bolitho leva les yeux vers le sommet, où était installé un mécanisme de bras bizarres qui se détachaient nettement sur le ciel.

— Une tour de sémaphore ! s’exclama-t-il.

C’était tellement évident qu’il fut surpris de cette découverte. Même la pierre qui avait servi à construire ces murs grossiers devait venir d’Espagne. Elle n’avait certainement pas une origine locale.

L’Amirauté avait également ordonné la construction de tours de sémaphore, au sud de Londres, pour relier les bureaux aux ports les plus importants et aux escadres. Quant aux Français, cela faisait bien longtemps qu’ils utilisaient leur propre système de transmission. Mais les deux pays s’étaient concentrés sur la Manche et personne n’avait jamais fait mention d’un usage généralisé de ce nouveau système de tours. Il n’était plus besoin de se demander comment leurs mouvements avaient été suivis tout au long du golfe de Gascogne. Les vaisseaux de guerre français étaient prêts à se déplacer vers des endroits précis avant tout raid contre leurs ports ou leurs bâtiments de commerce.

— Amiral, je crois bien que j’en ai vu un lorsque nous avons quitté la côte, fit Allday. Mais il n’était pas comme çui-ci ; le sémaphore était installé au sommet d’une église.

Bolitho serra les poings. A Portsmouth, le sémaphore surmontait la tour de la cathédrale, afin de mieux dominer le mouillage de Spithead.

— Allez, ouvrez donc ces bouteilles, dit Bolitho en les mettant entre les mains d’Allday. Et arrêtez de regarder cette tour, ce lieutenant de vaisseau va le remarquer.

Il détourna les yeux au moment où les bras du sémaphore commençaient à s’agiter comme une marionnette pendue à un gibet. A dix ou vingt milles de là, une lunette devait noter les mouvements avant de les retransmettre au sémaphore suivant. Il se souvint d’avoir entendu parler d’une nouvelle chaîne de tours qui reliait Londres à Deal. Au cours d’un essai, ils avaient transmis en huit minutes, réponse comprise, un message sur une distance de soixante-dix milles.

L’amiral qui commandait dans le secteur avait dû faire des gorges chaudes lorsqu’on lui avait rapporté l’entrée du Styx dans le chenal au-delà de l’île d’Yeu. Ensuite, tout avait été très simple. Il avait dû faire prendre la mer à trois bâtiments au cours de la nuit et, lorsque le Styx, en compagnie de la Phalarope, avait tenté d’attaquer les chaloupes de débarquement, ses vaisseaux avaient surgi. Aucune perte de temps, pas de vaisseaux inemployés ou mal positionnés. On eût dit la gibecière d’un braconnier. Bolitho sentit la colère l’envahir et presque dominer son profond désespoir.

La voiture se remit en route et Bolitho, de la fenêtre, put voir que les bras du sémaphore étaient immobiles, comme si toute la tour se reposait, et pas seulement ses servants.

Une nouvelle pensée lui vint et le vrilla comme une pointe. Peut-être Herrick avait-il reçu ordre de monter une attaque avec les vaisseaux les plus gros de l’escadre. Le résultat serait désastreux, l’ennemi allait rassembler des forces considérables et, dûment averti par son nouveau système de sémaphores, il serait en mesure de contrer inéluctablement chaque mouvement de Herrick.

Il regarda le ciel. Il faisait déjà plus sombre et, bientôt, les relais sémaphoriques allaient être rendus sourds et aveugles, jusqu’à l’aube.

Les chevaux et les roues cerclées commencèrent à produire des claquements sur une route mieux aménagée et Bolitho aperçut de grands bâtiments, des entrepôts, quelques fenêtres éclairées et accueillantes.

Il y avait peut-être encore une faible lueur d’espoir. A vingt-cinq milles de Nantes en suivant la Loire, c’était la mer. Il sentit un frisson d’excitation sur sa peau, malgré ses efforts pour se dominer. Une chose à la fois, pas d’espoir inconsidéré sans une idée constructive pour le soutenir. Il baissa légèrement la vitre, essayant de s’imaginer qu’il sentait l’odeur du fleuve : il voyait son cheminement jusqu’à la mer, là où les vaisseaux de l’escadre du blocus montaient leur garde sans fin.

Allday se tourna vers lui et comprit tout de suite de quelle humeur il était. Il lui dit doucement :

— Vous vous souvenez de ce que vous m’avez demandé il y a quelque temps, amiral ? Sur ce faucon prisonnier ?

— Oui, fit Bolitho en hochant la tête. Il ne faut pas trop espérer, pas encore.

Ils entendirent des appels et la voiture se mit à danser en arrivant sous un porche avec son escorte, avant de pénétrer dans une cour entourée de murs.

Comme la voiture s’arrêtait, Browne annonça :

— Nous voici arrivés, amiral.

Ils virent par la fenêtre des baïonnettes qui faisaient comme des joncs de couleur pâle. Bolitho aperçut un officier, une grosse serviette à la main, qui regardait dans l’embrasure de la porte. Comme promis, un médecin était là. Même cet ordre-là avait dû passer par sémaphore. Et pourtant ils étaient bien à quarante milles de la plage sur laquelle ils avaient abordé.

La porte s’ouvrit brusquement, plusieurs ordonnances vinrent prendre l’officier qui gémissait et l’emportèrent dans le bâtiment le plus proche. Puis ce fut le tour de Neale. Il était toujours inconscient et ne se doutait pas de ce qui se passait. On l’emmena.

Bolitho jeta un coup d’œil aux autres : il était temps.

Le lieutenant de vaisseau français s’inclina fort poliment :

— Si vous voulez bien me suivre ?

La demande était courtoise, mais les soldats en armes ne donnaient guère envie de discuter.

Ils passèrent une autre porte, lourdement cloutée, de l’autre côté de la cour, puis pénétrèrent dans une pièce nue aux pierres apparentes qui ne possédait qu’une seule et unique fenêtre, défendue par des barreaux et hors d’atteinte. Hormis un banc de bois, un seau malodorant et un peu de paille, la salle était vide.

Bolitho s’était attendu à subir immédiatement un premier interrogatoire, mais au lieu de cela, la lourde porte se referma en faisant un bruit qui s’affaiblit en écho tout au long du couloir, comme s’il sortait d’une tombe.

Browne examina l’endroit, l’air consterné. Allday semblait lui aussi tout désemparé.

Bolitho s’assit sur le banc et baissa les yeux vers les dalles en pierre. Prisonniers de guerre.

 

L’officier de marine français se tenait debout, les bras croisés, tandis que Bolitho, aidé d’Allday, enfilait son manteau et ajustait sa cravate.

On les avait réveillés de bonne heure avec la brutalité de règle chez les militaires. Le bâtiment principal ainsi que ceux, plus modestes, qui l’entouraient avaient visiblement été réquisitionnés par la garnison de l’endroit, mais gardaient tout de même quelques vestiges de leur ancienne splendeur. Bolitho se dit que l’ensemble, avant la Révolution, avait dû être une grande demeure avec une ferme. Il en avait entr’aperçu une partie lorsqu’on l’avait emmené sous escorte dans une autre pièce, où Allday, surveillé en permanence par un garde très attentif, avait été autorisé à le raser.

Bolitho savait qu’il était inutile de demander qu’on laissât partir Allday. Ils allaient faire contre mauvaise fortune bon cœur, comme ils avaient toujours fait. Mais il fallait à tout prix que l’on considérât Allday comme son domestique attitré. Si quelqu’un se rendait compte que c’était un marin, on l’enverrait immédiatement rejoindre le reste de l’équipage du Styx, Dieu sait où.

L’officier fit un signe de tête approbateur, avec un « Bon* ! ». Il fit semblant de ne pas voir le geste qu’esquissait Allday et épousseta quelques grains de poussière sur l’épaule de Bolitho.

— Etes-vous prêt, monsieur ?

Bolitho, suivi de Browne et d’Allday, gagna le couloir et s’engagea dans un large escalier qui donnait au premier étage. La cage était assez endommagée et Bolitho aperçut plusieurs trous dans le plâtre, là où des balles de mousquet avaient abattu les occupants des lieux.

Des ordonnances leur avaient apporté de la nourriture, quelques minutes après la première sonnerie de trompette. Une nourriture très simple mais abondante, avec un peu d’un vin râpeux pour arroser le tout. Bolitho s’était obligé à avaler jusqu’à la dernière bouchée pour ne pas inquiéter ses deux compagnons.

— Vous allez rencontrer mon supérieur, le contre-amiral Jean Remond, annonça l’officier français. Il a voyagé toute la nuit pour arriver ici – un bref sourire. Aussi vous prierai-je de ne pas le mettre de mauvaise humeur.

Et avant que Bolitho eût eu le temps de répondre, il ajouta, presque en s’excusant :

— C’est moi qui vous le demande, monsieur.

Il les laissa là avec l’escorte et se dirigea vers une haute porte à double battant.

— C’est sans doute l’aide de camp de l’amiral, glissa Browne à voix basse.

Et cette réflexion eut l’air de l’amuser.

Bolitho regarda le paysage qui s’encadrait dans la fenêtre. La lumière du matin donnait à la campagne une note verte et luxuriante. Il aperçut une mince langue d’eau entre des maisons éparses, les mâts d’un navire à l’ancre. Le fleuve.

Le lieutenant de vaisseau réapparut et fit signe à Bolitho. Il ajouta brièvement à l’intention de Browne et d’Allday :

— Restez ici.

Oubliée, l’allure dégagée qui était la sienne habituellement : il était en service.

Bolitho pénétra dans la grande pièce et entendit la porte se refermer doucement derrière lui. Après le sol fatigué, l’escalier en mauvais état, l’endroit était somptueux. Des tapis, une grande toile qui représentait une scène de bataille avec des centaines de chevaux, tout cela donnait à cette pièce une élégance presque insolente.

Il s’avança vers un bureau décoré à l’autre bout de la pièce. La distance lui parut énorme et il était bien conscient de son apparence assez pitoyable, qui tranchait sur celle de la silhouette installée assise à la table.

Le contre-amiral Remond était un homme à la peau mate, presque basané, mais extrêmement soigné. Ses cheveux, aussi noirs que ceux de Bolitho, retombaient sur un grand front sous la ligne duquel le soleil allumait deux gemmes en guise d’yeux.

Il esquissa le geste de se lever et indiqua à Bolitho un fauteuil doré. Cela aussi, comme la distance minutieusement calculée qu’il fallait franchir depuis le seuil, était soigneusement étudié.

Bolitho prit place. Il ressentait avec une acuité particulière le degré de saleté de ses vêtements ; sa cuisse le faisait souffrir, et tout cela ajoutait encore à son impression de défaite. Deviner que ces désagréments lui étaient délibérément imposés par celui qui l’avait capturé ne l’aidait guère.

Il avait beau rester sur ses gardes, il ne put empêcher ses yeux de tomber sur son sabre posé en travers du bureau, comme lors d’une cour martiale.

L’amiral français commença :

— Y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez me dire ?

Bolitho le regarda droit dans les yeux, sans ciller.

— Les officiers et l’équipage du Styx. J’en suis responsable. Leur commandant est trop mal en point pour plaider leur cause.

L’officier français haussa les épaules comme si tout cela n’avait aucune importance :

— Mes officiers régleront cette affaire. C’est vous qui m’intéressez.

— Vous parlez fort bien anglais, répondit Bolitho pour essayer de gagner du temps.

— Naturellement, j’ai été prisonnier chez vous quelque temps avant d’être libéré – être contraint de révéler quelque chose d’aussi personnel semblait l’agacer prodigieusement et il continua sèchement : Nous sommes évidemment informés de votre nouveau commandement, de votre tentative maladroite pour vous en prendre à des bâtiments français. En fait, nous savons beaucoup de choses à votre sujet et au sujet de votre famille. Comment dire, une famille de noble tradition, c’est cela ?

Il poursuivit sans attendre la réponse :

— Alors que pour ma part, je suis parti de rien, sans aucun privilège.

— Moi aussi, répliqua-t-il plus vivement qu’il n’eût souhaité.

Remond se mit à sourire. Il avait de toutes petites dents, des dents de terrier.

— Peu importe. Pour vous, la guerre est terminée. En qualité de pair, il était de mon devoir de vous recevoir, rien de plus.

Il prit le vieux sabre et le fit tourner négligemment entre ses doigts.

Bolitho avait vaguement l’impression que Remond était moins assuré qu’il ne voulait bien le laisser paraître. Il le sondait, essayait d’apprendre quelque chose. Il baissa les yeux en espérant que l’amiral ne se rendrait pas compte de sa soudaine détermination.

Ce nouveau système de sémaphores, Remond devait savoir s’il l’avait découvert ou non.

Peut-être les Français avaient-ils aussi chez eux une espèce de Beauchamp qui avait échafaudé son propre plan pour écraser les prétendus destructeurs ?

Remond laissa tomber :

— Une vieille et belle lame.

Il la reposa sur son bureau, plus près de Bolitho :

— On vous fournira des appartements convenables, naturellement, et vous serez autorisé à garder votre domestique près de vous. Si vous donnez en outre votre parole de ne pas chercher à vous évader, vous bénéficierez d’une certaine liberté, selon ce que décideront vos gardiens – il jeta un regard sur le sabre. Et je vous rendrai votre sabre. Lorsque la paix sera signée, vous rentrerez chez vous avec honneur, sans tache.

Il se laissa retomber dans son fauteuil et, regardant froidement Bolitho :

— Alors ?

Bolitho se leva lentement, les yeux rivés sur son interlocuteur.

— La paix n’est qu’une rumeur dont on parle, amiral. La guerre, elle, est une réalité. En tant qu’officier du roi, je ne puis trouver la paix en laissant les autres se battre à ma place.

Cette réponse sembla prendre Remond au dépourvu.

— C’est insensé ! Vous ne voulez pas d’une captivité qui vous ferait bénéficier des avantages dus à votre rang ? Vous espérez peut-être vous évader ? Mais c’est ridicule !

— Je ne puis vous donner ma parole, répliqua Bolitho en haussant les épaules.

— Si vous persistez dans cette attitude, oubliez tout espoir d’évasion ou de secours. Une fois que je serai parti d’ici, les militaires vous prendront en charge !

Bolitho se tut. Comment eût-il pu vivre dans un semblant de paix avec lui-même après avoir perdu un vaisseau et tant d’hommes ? Si jamais il devait rentrer un jour chez lui, il voulait que ce fût dans l’honneur, ou pas du tout.

— Très bien, fit Remond en hochant la tête. Dans ce cas, vos compagnons resteront avec vous. Si ce capitaine de vaisseau qui est blessé meurt à cause de sa captivité, vous en porterez la responsabilité.

— Mon lieutenant de vaisseau doit-il également rester ?

Bizarrement, Bolitho se sentait plus calme après ces menaces, maintenant qu’il avait repoussé les avances.

— Ai-je omis de vous en parler ? – l’amiral chassa un morceau de fil de sa culotte. Le chirurgien a dû l’amputer du bras cette nuit, je crois, mais peu importe, il est mort – il continua, un ton plus bas : Essayez de vous montrer raisonnable. La plupart de nos garnisons sont commandées par des imbéciles, des paysans en uniforme. Ils n’aiment pas trop la marine britannique ; ils lui en veulent pour le blocus, pour la manière dont vous essayez de les affamer afin de les obliger à se rendre. A Lorient, vous seriez au milieu d’officiers de marine, sous la protection de marins français.

Bolitho répondit froidement en relevant la tête :

— Ma réponse est toujours la même.

— Alors, Bolitho, c’est que vous êtes un imbécile. Nous signerons bientôt la paix. Pouvez-vous me dire à quoi sert un héros mort, hein ?

Il agita une petite cloche posée sur son bureau et resta là à le regarder d’un air étrange.

— Je pense que nous ne nous reverrons plus jamais.

Et il quitta la pièce.

Le lieutenant français vint rejoindre Bolitho près du bureau et baissa les yeux sur le sabre. Il poussa un grand soupir et dit d’une voix triste :

— Je suis désolé, monsieur – un signe à l’escorte : Tout est arrangé, ajouta-t-il. On vous transférera aujourd’hui dans une autre prison. Après… – il écarta les mains. Je vous souhaite bonne chance, monsieur.

Bolitho le regarda se diriger vers l’escalier. Sans aucun doute, Remond dépendait de quelqu’un de plus important que lui, à Lorient. La chaîne du commandement.

Les soldats se mirent en route avec lui. Quelques instants plus tard, il était de retour dans sa cellule, seul.

 

Victoire oblige
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